Il y a quelques jours, j’ai eu le bonheur de pouvoir m’entretenir longuement avec l’immense Romain Humeau. Vous pouvez retrouvez le résultat de cet entretien, publié sur ETX DailyUp! et notamment repris par La Dépêche ou encore L’Indépendant. L’auteur, compositeur et interprète, leader d’Eiffel et cofondateur du label Seed Bombs Music, évoque le « monde d’après », ses nombreux projets et la reprise progressive des concerts. En voici la version intégrale, absolument passionnante. Retrouvez ci-dessous l’interview de Romain Humeau brute, sans coupes ni compromis, entrecoupée de ses délicieuses chansons.
Pour commencer, comment as-tu vécu ces 15 derniers mois « sombres » ?
A peu près correctement. J’ai comparé à ce qu’ont dû endurer les soignants ou les gens qui sont morts du coronavirus. Je ne pense pas avoir à me plaindre. Je ne fais pas partie de la catégorie des gens qui se plaignent de ces 15 mois. C’est pas que ça a été le bonheur, mais les petits désagréments causés par une transposition de l’idée de liberté n’ont pas été si énormes que ça.
En fait, tu n’as jamais arrêté de travailler, de chez toi.
Oui, mais comme mes amis musiciens, je regrette de ne pas pouvoir jouer sur scène. Ça me manque énormément. Contrairement à d’autres, je ne le transpose pas comme une privation de liberté. Si quelqu’un nous a privés de liberté, c’est sûrement cette bête vivante qu’est le virus. Ce n’est pas de la provoc, mais elle aussi a droit de vivre, comme nous on a besoin de pourrir la planète. C’est un échange à peu près valable. Bande de pauvres bougres, chevaux de trait, technocrates, maintenant que vous avez le pouvoir, gérez cette merde. Finalement, le truc que j’ai le plus mal vécu, c’est peut être me rendre compte à quel point, avec des personnes proches, on ne pourrait finalement ne pas être d’accord sur l’idée de liberté. Je suis sidéré du mélange, qu’on puisse à l’heure actuelle confondre l’idée de liberté et celle de l’éventualité d’un possible restaurant (rire). On en est là, dans un monde consumériste où tout le monde est content de retourner à Intermarché et au restaurant. Si la liberté est là, je me demande si ça sert à quelque chose qu’on écrive des chansons, en essayant y mettre un peu de spiritualité.
Tu as récemment fait ton tout premier « Facebook Live », un peu à reculons. Est-ce le début pour toi du renouveau ?
Je ne l’ai pas fait à contrecoeur, mais c’est une chose que je ne voulais pas spécialement faire. J’ai vu d’autres chanteurs bien plus connus faire des trucs, confinés devant leur caméra, ça m’a gonflé. Moi, ce qui me plaît, c’est de jouer dont j’étais très content, je suis pas bégueule. Ce que je ne supporte pas, c’est que je le fais sur une place qui est pourrie, placée sous le principe de surveillance et non pas de bienveillance, dont on nous parle pourtant. En 68, les gens étaient « peace and love » et maintenant les gens parlent de bienveillance, ce qui est d’une mesquinerie. Cette bienveillance, comme on m’en parle, c’est quelque chose qui ne m’intéresse pas vraiment. Surtout à une époque où il s’agit plutôt de surveillance. Après, le principe de jouer dans son salon, filmé, devant des gens en direct, moi ça me dérange pas du tout, mais c’est le tuyau qui me dégoûte.
Mais quelles sont les alternatives aux réseaux sociaux et aux plateformes musicales pour un artiste comme toi, qui a maintenant 50 ans et qui n’est pas forcément mainstream ?
En paradigme, pour moi le principe même du distanciel, donc du Net, n’est pas l’avenir. Instinctivement et globalement, je pense Effectivement et globalement, je pense que, à terme, tout ça va exploser. Ça ne peut pas tenir parce un défaut dans la cuirasse, c’est que l’être humain est fait pour une temporalité réelle et non pas une temporalité fake. On ne peut pas dire que l’avenir a été inventé par la CIA, ce n’est pas possible : ce n’est pas un outil pour le bien être des gens, c’est un outil de surveillance. A court terme, je le dis en toute franchise, je suis emmerdé, je suis coincé. Il des artistes moins connus, beaucoup plus connus aussi, avec qui je travaille d’ailleurs, qui pensent exactement la même chose. Mais le problème c’est qu’on nous a parqué la-dedans et qu’on est totalement bloqué.
En ce moment par exemple, j’ai une activité assez énorme mais dont personne n’a écho. J’ai par exemple produit en pleine période Covid cinq chansons pour le prochain Bernard Lavilliers, et puis j’ai écrit 80 nouvelles chansons qui vont faire l’objet de plusieurs albums à l’avenir. Le véritable problème, ce n’est ni décrire ces chansons ni de les enregistrer, c’est de les sortir dans un cadre correct. C’est difficile par ce que disque physique ne se vend plus et que le streaming ne rapporte pas. Je ne suis pas en train de dire que c’était mieux avant. Moi, je ne prétends pas avoir du talent, je ne prétends pas avoir des choses géniales à dire, mais j’en ai besoin et j’aime ça. A 50 ans, je pense que ma passion et mon envie sont plus turgescentes qu’il y a 30 ans.
Tu t’obstines en fait. Quand et comment écris-tu toutes ces chansons ?
Les chansons que je garde, elles sont souvent du matin, parce qu’on est encore dans les limbes du sortir du sommeil, où l’instinct et la subconscience marchent beaucoup plus que la conscience technocrate ou bobo : le matin, tu écris comme une fleur, comme un bout de bois.
Évidemment, il va aussi falloir les chanter un jour devant un public. J’imagine que tu es impatient de le revoir, en chair et en os.
Ce n’est même pas d’actualité, tu vas être sidéré. Le problème n’a rien à voir avec le coronavirus, il est culturel. Par exemple, les gens quand ils te parlent de culture ils parlent d’Indochine à l’Accor Arena. Je préfère parler d’art du coup, parce que le mot culture dans la bouche des médias me fait gerber. Après, je veux bien que ce soit du divertissement, mais c’est autre chose alors. Il y a une différence entre le logo de Coca-Cola et le dernier album de Feu! Chatterton, ce n’est pas la même chose.
A l’heure actuelle, Romain Humeau ou Eiffel ne peuvent pas jouer. C’est un problème de frilosité des programmateurs. C’est cruel parce qu’en France, il y a une somme de salles assez géniales. Il n’y a pas de problème d’endroit, c’est un problème de fond : est-ce que le mec a 5000 euros pour faire jouer un artiste avec cinq musiciens, sachant que ce chiffre ne paye pas les musiciens mais plutôt les transports, la location du camion, l’essence, les hôtels, etc. Les musiciens auront toujours, comme moi, 120 euros net pour faire un concert. En plus, je n’aime pas parler de ça. Moi ce qui m’excite c’est l’art, le sexe, la littérature et la beauté de la nature. Mais c’est vrai que c’est un truc qui me débecte parce que chaque jour on pousse encore un peu plus le bouchon.
Et, du coup, comment on fait pour relancer la machine Romain Humeau en 2021 ? Comment on essaie de faire les choses différemment et, si possible, mieux, même avec moins ?
Écoute, beaucoup de gens dans mon cas vont arrêter. Moi non. Pas parce que je suis meilleur, parce que je suis con (rire). Je sors d’une année off pour le public mais pas pour moi. Par exemple, j’ai changé de crèmerie violemment. Ça nous qui a pris beaucoup de temps pour mieux faire, pour tisser, mais maintenant on est bien installé. Je ne sais pas si on va y arriver, mais on va essayer de penser les choses un peu différemment. J’espère avoir enregistré au moins deux albums d’ici un an et avoir aussi changé beaucoup de choses au niveau des gens avec qui je travaille pour pouvoir être prêt au moment où il sera enfin possible de refaire des choses en « live », certainement pas avant 2022. On a fait quelques concerts avec Eiffel en septembre dernier devant une jauge à 20% avec des gens masqués, j’ai détesté ça ! Je préfère donc attendre un peu et faire durer les préliminaires avant de remonter convenablement sur scène. Moi j’ai toujours dit que si j’étais encore là à 80 berges je continuerai à faire des concerts. J’aime ça.
Donc tu vois loin. Tu te vois comment dans 10 ou 15 ans ?
Travailler de chez moi, ça a été initié par une sorte de « do it yourself » obligatoire parce que personne d’autre n’allait s’y coller. Je suis donc devenu producteur et ingénieur du son mais mon véritable métier c’est d’écrire des chansons puis de les chanter.
C’est un changement de vie souhaité, désiré depuis 15 ans. Si ça trouve, on s’appelle, je suis aux Canaries (rire). On ne vit plus forcément sur du béton, alors que mon rêve c’est d’aller enregistrer à Power Station à New York. J’ai découvert new York il y a un an et demi, j’ai adoré. Si tu dois rester en ville pendant deux semaines, autant être à New York, pas à Paris. Pour l’instant on fait tout nous même, de chez nous, et c’est tant mieux parce qu’une journée en studio, ça coûte entre 500 et 1000 euros. Alors si tu veux faire 5 mois d’enregistrement, c’est compliqué ! Donc je suis bien content d’avoir le mie parce que ça ne me coûte ue l’entretien du matos et du lieu. Pour l’avenir, j’ai plein d’idées. J’aimerais beaucoup écrire une comédie musicale, pas dans le sens de « Notre-Dame de Paris » mais plutôt de ce que voulait faire David Bowie avec « 1984 » de George Orwell. Artistiquement, c’est énormément de travail mais pas très compliqué. Mais financièrement, qui se lancerait là-dedans? Mais quand j’ai monté Eiffel, c’était la même chose. Je me disais que ce serait bien d’avoir un groupe qui s’appelle Eiffel et jouer un jour au Trianon et à l’Olympia. Et on l’a fait. Le rêve, c’est toujours les prémices d’une réalité. J’aimerais vraiment présenter aussi un projet valable pour la Villa Médicis, à Rome, dans la même veine que ce que j’avais fait avec « Vendredi ou les limbes du Pacifique ».
Quant aux 80 chansons que j’ai écrites, elles ne sont pas du tout dans la même instrumentation. je pense les enregistrer de manière totalement différente et enfin faire ce dont j’ai parlé il y a très longtemps, c’est à dire se retrouver avec un album avec de la viole de gambe, du bendir, de la guitare africaine et beaucoup de choeurs, sans batterie, puis un autre disque totalement ultraviolent. J’ai vraiment envie de mieux dissocier chaque projet dans leur ligne éditoriale artistique. Et, enfin, j’ai eu la curieuse proposition, très sexy, d’écrire quelque chose qui puisse être éditée en livre.
Mais comment trouves tu le temps?
je te dis ça, mais je ne l’ai pas trouvé. Et puis surtout, il faut vivre, il faut pouvoir payer le prochain jour du terme, comme le disait Boris Vian. Je peux paraître très romantique, etc. Mais je crois pas. On s’est souvent dit que pour changer le système, il faut être à l’intérieur. Et bien autant dire que là, ce n’est plus le cas du tout, parce qu’on est désormais en marge. On a déjà envie d’être bien nous-même dans ce qu’on fait, en gérant un peu tout, y compris la récupération d’eau et les légumes (rire).
C’est de la permaculture artistique finalement, tu mélanges un peu tout.
Ça fait longtemps que cette idée-là nous plait énormément. On n’en est pas encore là mais on se nourrit de gens qui pratiquent la permaculture. L’avenir il est là, pas dans les villes.
Dernière question : où, quand et comment pourra-t-on voir Eiffel – le film ?
Qu’est ce que j’aimerais pouvoir te répondre ! On l’a joué une fois à Bordeaux, le jour du confinement (rire). Donc je ne sais pas… principalement parce que personne ne veut le diffuser. Je trouve dommage que personne ne se risque à l’éditer, pour qu’il passe en salle ou qu’il sorte en DVD. un film sur des artistes qui ont bourlingué pendant 20 ans et qui continuent à faire des choses à l’heure actuelle, ça dit un truc ! Je pense qu’à un moment donné, ça sortira bien, mais un peu tard par rapport à ce qu’on voulait.
Le dernier album de Romain Humeau, Echos, est sorti en 2020 chez Seed Bombs Music.
Photo : Marie D’Angleville